« Perdue dans sa tête. Egarée dans son cœur. Ses yeux sont figés. Vides de
cette lueur de joie qui la caractérisait avant. Vide de cet espoir espiègle qui faisait qu’elle croyait en la vie. En l’avenir. En eux. Mais pas en elle. Non là, elle n’y arrive plus. Un poids au
ventre. Un poids au cœur. Une emprise sur sa respiration. Des larmes qui coulent toutes seules. Elle regarde le plafond sans le voir. Allongée sur son lit, elle revisite sa vie. Son enfance. Ses
douleurs passées. Sa vie de femme. Ses peines. Elle n’arrive pas à voir après cette nuit. Demain. Ni après demain...
Depuis déjà longtemps, elle vit au jour le jour. Mais, ce soir, ça aurait été
bien si un avenir se présentait à elle. Car, là, tout de suite, au lieu d’être avec elle sur son lit, son esprit est partit loin, très loin. Au dehors de sa maison. Au dehors de sa région. Très
très loin…
Posé en haut du viaduc de Millau, une ombre est prête pour faire le grand saut.
S’évader. Tout claquer. S’apaiser. Suicidaire ? Non, elle ne l’est pas. Mais, là, tout de suite, elle cherche la paix. Y’en a pas dans son corps. Y’en a pas dans sa maison. Y’en a pas dans
sa famille. Alors elle a envie de la créer. De se l’obliger. Il le faut, pour pas qu’elle se perdre. Délaissant son enveloppe charnelle, elle suit le vent. Suit les courbes de ses jolies
montagnes. Suis les voitures. Vêtue de sa nuisette, elle se laisse porter par le souffle de sa recherche. Ses pas guident son esprit d’années en années… Elle a 6 ans. Elle a 14 ans. Elle en a 17.
Elle en a 22. Elle en a 29. Elle en a 36 et c’est la fin… Elle revit l’abandon. La mort. La peine. La souffrance. Sa mort. Sa vie qui s’écroule. Ses idées ne sont plus gaies. Son cœur saigne de
toutes ces vérités qu’elle vient d’apprendre. De toute cette terreur qu’elle doit affronter. Comment s’en sortir ? Aura-t-elle assez de force pour ça ? Y arrivera-t-elle ? Bercée
par le vide, elle n’est pas effrayée. Le saut ne lui a demandé aucune réflexion. Aucune peur. Aucune appréhension. Aucun doute. Juste un soulagement. Un soupir de plénitude. Par étape, elle se
confond avec ces adultes qui l’ont délaissé. Analyse sa colère. Elle se révolte contre ces morts qui la hantent. Rejette leurs croyances. Elle combat les maladies qui ont affaiblis son apparence.
Cri contre le destin. Puis, doucement, elle se tait. Ne dit plus rien. Elle y est presque. Elle accepte tout. Assimile tout. Le mensonge. Le mépris. L’agression. Le viol. Et sa rage. Oui, cette
rage qui bat en elle et l’empêche d’être bien. Sereine avec elle-même. En phase avec les autres.
Sur le sol, 250 mètres plus bas, une marre de sang aurait fait tache dans le
décor féerique de la vallée. Une folle en nuisette écrabouillée par la chute. Sa vie. Sa torture. Personne n’aurait su pourquoi car ça ne se dit pas. Personne n’aurait comprit car elle ne dit
jamais rien. Sourit. Fait semblant. Ne laisse rien paraitre. Et s’oubli. Toujours… Comment aurait-elle pu leur dire qu’elle n’était pas heureuse ? Comment aurait-elle pu expliquer son
aveuglement ? Sa perdition. Son abnégation. Cette perversion qui l’a rongé depuis tant d’années, et dont elle ne se souvient même plus si on lui a permis d'y résister un
jour...
Le pouls battant la chamade. Les joues transpirantes. Les tempes à tout rompre.
Elle ferme les yeux. Mais ne dors pas. Elle a l’air calme. Mais ne l’est pas. Personne ne sait ce qu’elle a. Personne n’est là pour le voir de toute façon. Alors, elle se laisse aller. Absorbe sa
décadence. Accuse sa malédiction pour finalement sombrer des heures durant dans un tourment d’un noir sans fond… »